Toi, ce futur officier

Par éric BONNEMAISON
 
 
Bon de commande du livre `Toi, ce futur officier`.

Table des matières

 TOC \o "1-2" \n \p " " \h \z \u Pourquoi ce livre ?
Avant-propos_du_père Guy Gilbert

Préface de Pierre Tapie, président de la Conférence des Grandes Ecoles et directeur général du Groupe ESSEC

Première partie : Le sens de ton engagement

Où vas-tu ?

2. Lettre à tes parents

3. Lettre à celle qui partage ta vie

4. Lettre à tes enfants

Deuxième partie : Ta guerre

5. La guerre aujourd’hui

6. La sécurité comme bien public

7. Lutter contre l’irrégulier

8. Quelques notions de stratégies

9. La guerre au milieu des populations

10. Combattre l’irrégulier au milieu des populations

Troisième partie : Les principes politiques de la guerre

11. Les principes actuels de la guerre ne sont plus pertinents

12. De la vertu cardinale comme principe politique de la guerre

13. La prudence de la force maîtrisée

14. La justice au service de la France

15. La force d’être un soldat

16. La tempérance pour être d’abord un bon citoyen


Quatrième partie: les vertus du commandement

17. L’autorité

18. L’exemplarité

19. La sollicitude

20. La responsabilité

Cinquième partie : Transmettre ces vertus à ceux que tu commanderas

21. Un besoin de repères et d’éthique : des principes politiques au code du soldat

22. « Au service de la France, le soldat lui est entièrement dévoué»

23. « Il accomplit sa mission avec la volonté de vaincre, si nécessaire au péril de sa vie »

24. « Maître de sa force, il respecte l’adversaire et veille à épargner les populations »

25. Il obéit aux ordres, dans le respect des lois, coutumes de la guerre et conventions internationales

26. Soldat professionnel, il entretient ses capacités intellectuelles et physiques, et développe sa compétence et sa force morale

27. Attentif aux autres et déterminé à surmonter les difficultés, il œuvre pour la cohésion et le dynamisme de son unité.

28. Il s’exprime avec réserve

29. Un ambassadeur de son pays et de son armée, qui s’adapte en toutes circonstances

Sixième partie: Les vertus intellectuelles du chef

30. La connaissance

31. L’anticipation



Pourquoi ce livre ?

Quand le chef d’état-major de l’armée de terre m’a laissé entendre, en avril 2009, que je pourrais prendre le commandement des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, je me suis posé la question suivante : « Que vais-je leur dire en arrivant ? ». J’ai pris mon stylo et, d’une page, mes pensées m’ont conduit à écrire ce livre.

Ma cible est le futur officier mais aussi sa famille, pour les amener à réfléchir sur le sens du métier des armes. Il ne me semble pas qu’un ouvrage, récent en tous cas, ait déjà pris ces jeunes et leurs parents pour cible, afin de tenter de leur parler avec des mots du début du 21ème siècle, de la guerre, mais aussi de moral et d’amitié, de courage et de volonté.

Et d’amour et de vertus, et de principes. Et de discipline et de sacrifice et de générosité, qu’il a en quantité à condition qu’on lui explique comment il va en faire le meilleur usage.

Mais je me dis aussi que ce livre peut être utile à un décideur, civil ou militaire : les dix vertus que je propose sont valables pour toute personne en situation de responsabilité. Les exemples multiples ne relèvent pas de la stricte science militaire. Ce sont eux que je soumets aux élèves des grandes écoles qui viennent suivre un stage sur le commandement en situation de crise aux écoles de saint-Cyr Coëtquidan.

Chacun des chapitres du livre est résumé ci-dessous en quelques lignes.

 
Avant-propos du père Guy Gilbert


Je hais la guerre et je hais les armes de toutes mes forces. Depuis toujours.
 
Tout petit, j’étais entouré d’une famille remplie d’amour.
 
Puis l’histoire m’a obligé à me battre en Algérie. J’ai découvert que la guerre pouvait faire tomber des hommes dans
la barbarie. Et c’est en refusant la torture que j’ai pris conscience des droits de l’homme.
 
Dans notre monde de violence, ma vocation de prêtre et d’éducateur de rue m’a porté à m’occuper des jeunes délinquants rendus barbares par le manque d’amour et l’absence de parents. Ceux dont plus personne ne veut.
 
« Toi, ce futur officier », le livre d’
Eric Bonnemaison, s’adresse aux jeunes qui souhaitent se diriger vers l’armée. Ce général expérimenté nous parle avec une grande sagesse des qualités humaines et de la conscience nécessaires pour combattre l’ennemi et diriger les hommes. Ses pages m’ont surpris par leur limpidité et leur profondeur. Nous sommes bien loin de l’armée archaïque que j’ai connue dans ma jeunesse.
 
Ses propos intéresseront aussi tous ceux qui comme moi, même en dehors des corps armés, s’interrogent sur l’énigme de l’homme face à la violence.

 

11 novembre 2009

 


Préface par Pierre Tapie, Directeur Général du Groupe ESSEC, Président de la Conférence des Grandes Ecoles


Ce livre vient compléter l’ensemble des ouvrages théoriques récents que savent nous offrir les officiers supérieurs français. Ces écrits prennent appui sur leurs expériences de soldat, confrontés à des situations exceptionnelles, pour en tirer le meilleur profit, les élargir, et exprimer pour d’autres soldats ou pour le grand public les vérités humaines radicales de ces situations, comme leurs réflexions sur la théorie de la guerre moderne.

 

Depuis l’effondrement du mur de Berlin, la participation des militaires français à des Opérations Extérieures, avec des situations de « vraie » guerre, est devenue partie constitutive de leur vie professionnelle, ce dont ils avaient été relativement protégés des accords d’Evian jusqu’au milieu des années quatre-vingt. Aujourd’hui nos soldats sont engagés par milliers dans des théâtres où le risque vital est explicitement présent. Dans l’histoire, jusqu’à la seconde guerre mondiale, les pères et mères avaient hélas toujours la mémoire d’un conflit, pour percevoir ce que représentaient la guerre et ses atrocités, mais aussi sa vérité au cœur d’une défense de leur liberté. Il est nouveau qu’une génération de soldats doive aller au combat sans que les électeurs de leur pays d’origine aient une conscience partagée de ce que cet engagement représente. Pour la première fois aussi en France, cette présence militaire sur des théâtres actifs est associée à la fin de la conscription (pour les garçons), qui donnait un certain niveau de perception civique de ce que représentait l’esprit de défense.

 

C’est dans ce contexte que le livre du Général Eric de Bonnemaison a une grande pertinence. Ecrit dans un style alerte, interpellant directement le futur officier à qui l’ouvrage est dédié, ce livre passionnera tout autant ces jeunes officiers (en formation comme sur les terrains) que leurs familles, et plus généralement tout citoyen français curieux de ce que font nos soldats sur ces espaces lointains, avec toutes les questions géopolitiques et humaines que posent ces engagements. Ce livre explicite ces enjeux d’une part du point de vue de l’officier et du sens de sa mission, mais plus généralement sur la légitimité des opérations menées au nom d’une démocratie qui a pris la décision d’engager militairement, quelque part, ses filles et ses fils.

 

De manière très illustrée et très directe, ce livre dit ce qu’est ce métier particulier des armes, en le faisant découvrir de l’intérieur, avec ses questions, ses joies, ses doutes.  Riche de citations remarquables, illuminé de formules percutantes, il étreint le lecteur d’une véritable émotion pour décrire le cheminement du soldat, avec souvent ses ambivalences.

 

Ce livre décrit aussi avec recul les nouvelles formes de la guerre dans un monde instable, et dessine des clefs théoriques pour comprendre ces nouveaux conflits et y faire face. Il nous surprend par un parallèle entre guerres terroristes et mécanique quantique ou métaphores sportives, pour comprendre la cohérence nécessaire de stratégies militaires.

 

Enfin une vaste partie du livre déploie une réflexion de praticien et de penseur, éclairée par l’histoire de la philosophie, sur les vertus principales de la personne, du citoyen et du responsable. Ces pages sont riches de perspectives tant pour le civil que le militaire, en rappelant des fondamentaux millénaires, mais en les contextualisant dans notre univers moderne, pluriel et incertain.

 

En tout cela le livre du Général Bonnemaison, devenu professionnel de la formation comme patron de Saint-Cyr, est autant celui d’un républicain engagé qui, comme un romancier, nous conte le soldat, que celui d’un grand pédagogue.  Le lecteur y trouvera des formules qui résonneront longtemps dans sa réflexion. Nous espérons que ce livre pourra être traduit rapidement en anglais, tant il est essentiel que la pensée des officiers français sur l’art de la force juste et mesurée vienne mieux imprégner toutes les opérations internationales.

 

Pour comprendre les conflits modernes autant que le soldat français, voici un livre passionnant qui se lit comme un roman…….philosophique.

 

INTRODUCTION

Tu te demandes, comme ta famille d’ailleurs, si tu es bien raisonnable de vouloir t’engager dans l’armée. Tu as entre seize et vingt-cinq ans, parfois un peu plus, et tu souhaites devenir officier. Le commandement des hommes t’attire. La guerre te fascine, non par sa beauté, mais par ce qu’elle est l’expression de toutes les contradictions et de toutes les folies du genre humain, les tiennes incluses.

Tu t’interroges bien évidemment sur toi-même. La première partie de ce livre te permettra de nourrir ta réflexion sur le sens de ton engagement.

On entrera, avec la deuxième partie du livre, dans le vif du sujet : les guerres irrégulières qui meurtrissent des sociétés désorganisées qui vivent en totale insécurité.

Dans une troisième partie, je te propose quatre principes politiques de la guerre, car ils sont d’essence supérieure aux principes traditionnels de la guerre qui visent en fait à conduire la bataille le plus efficacement possible.

Dans la quatrième partie, j’insiste sur des vertus spécifiques au commandement : l’autorité et la responsabilité, l’exemplarité et la sollicitude.

Dans une cinquième, j’associe à ces vertus une dizaine de commandements dont il faudra que tu t’imprègnes pour commander tes hommes.

Enfin, dans une sixième partie, j’ajoute deux vertus intellectuelles: la connaissance et l’anticipation. Elles sont au cœur de la culture générale qui est, selon l’expression du général de Gaulle la véritable école du commandement.


Première partie : Le sens de ton engagement
Où vas-tu ?

Quelles guerres renonçons-nous à être capables de gagner? Il faut en parler parce que dans nos familles, la raison d’être de la défense ou de l’engagement dans des combats meurtriers ne s’impose plus comme une évidence.

Tu appartiens à la première génération où les parents ne sont plus inquiets que leur fils soit mobilisé pour aller défendre nos frontières. Pour eux, risquer sa vie pour défendre quelque chose qui n’est plus menacé est incongru. Tu appartiens à cette troisième ou quatrième génération pour qui la paix, en France et en Europe, est permanente, à peine troublée par le reste de la planète qui vit en crise, qu’elle soit sécuritaire, alimentaire, politique ou religieuse.

La terre brûle mais c’est à peine si nous sommes affectés. Le monde brûle mais toi, jusqu’où es-tu préparé à brûler pour un désastre qui laisse tant de personnes froides ? Es-tu disposé à t’engager dans un métier plein de contradictions, de fureur et d’incertitudes sur l’homme et toi-même ?

Puisque tu pourras te retrouver en situation de tuer, tu dois t’y préparer parce qu’aucun acte n’est plus difficile à assumer si l’on n’y a pas réfléchi avant.

Il faut te poser toutes ces questions maintenant. Après, au combat, ce sera trop tard.

Ce livre, je l’ai écrit pour que tu puisses interroger ta conscience aujourd’hui. Les milliers d’hommes et de femmes que j’ai commandés m’ont fait part de telles questions. Voici leurs doutes, leurs interrogations, leurs réponses.

Ton contrat : aimer et servir

Je veux aussi aiguiser ta curiosité avec cette approche qui constitue le fil rouge de cet ouvrage : l’amour et le métier militaire.

Si tu es parmi nous pour être prêt à servir, à t’offrir à tes hommes y compris dans le danger, à renoncer à tout et d’abord à ton intérêt personnel si celui de tes soldats et de notre pays l’exige, à oser, entreprendre et à tout donner sans calcul que celui du bonheur des autres et du succès des armes de la France, alors, tu es sur la bonne voie.

Voilà le grand message de ce livre. J’espère qu’il transparaît dans chaque page : parce que la mort rôde autour de notre métier, l’amour du prochain, au premier rang desquels tes subordonnés, en est le seul souffle.

 

2. Lettre à tes parents

Madame, votre fils ou votre fille vous a dit qu’il ou elle allait peut-être s’engager dans l’armée. Mama Mia ! Mon petit bébé chez les brutes ! « Mais dans quel état vont-ils me le rendre? », vous demandez-vous…J’en connais d’autres qui disent : « Ouf ! Ils vont nous le dresser ! » Vous ne pourriez pas vous tromper plus. L’armée n’a pas besoin d’hommes cassés et brisés. Ce ne sont plus alors des hommes, encore moins des soldats en état de combattre.

Madame, l’esprit de défense qui vous honore, c’est l’esprit de vie et de générosité, mais, aussi, de fierté devant ces enfants que vous avez élevés, et que vous allez nous confier quelques années. Votre enfant ne sera pas de la chair à canon : il sera la prunelle de nos yeux. Votre enfant, il va être le nôtre et il sera chéri comme tel. Parce qu’un jour, ce sera lui l’exemple à suivre, le modèle à imiter. Ce sera lui qui sera en charge d’autres jeunes, pour la défense de tout ce qui est tellement beau dans notre pays qu’on ne peut pas vivre sans et qu’on préfère mourir que d’y renoncer, j’ai nommé la Patrie.

Alors, notre responsabilité, c’est de le former comme homme et comme militaire du mieux qu’on puisse, un homme heureux et fier, en opération comme auprès de vous. Voilà le contrat des milliers d’officiers qui vont accueillir votre enfant vis-à-vis de lui. Voilà aussi le contrat que votre enfant, devenu à son tour chef de section ou commandant de compagnie, devra honorer pour ses hommes : qu’il ne regarde pas trop sa carrière, que ses rêves leur attribuent le rôle principal, qu’il apprenne à les aimer comme le petit frère que l’on protège et dont on est l’exemple à suivre.

3. Lettre à celle qui partage ta vie

Votre jeune compagnon vous a avoué qu’il voulait s’engager. Je souhaite que vous lisiez aussi ce livre parce que ce métier n’est pas un métier comme les autres. Dans un certain sens, il vous associe étroitement à ton compagnon. Ses absences, vous les vivrez. Ses risques, vous les supporterez. Ses histoires au retour de mission, vous les partagerez. Autant que lui, vous devez avoir réfléchi au sens de la vie.

Donner du sens à la guerre, c’est d’abord donner du sens à ceux qui la font et à ceux qui en souffrent. Si l’homme de votre vie meurt un jour au combat, il ne voudrait pas qu’on le prenne pour un type sans conviction, un jeune écervelé qui s’est battu sans savoir pourquoi.

S’il est allé se battre, c’est un peu pour vous protéger. Vous protéger, même au loin. Comme le pompier qui risque sa vie pour l’appartement au bout de l’immeuble, qui paraît si loin, et pourtant....

Un pompier ne meurt jamais en victime, mais en héros. Cela tout le monde l’admet volontiers. Il est mort parce qu’il a pris un risque de trop, par malchance, parfois par témérité, parce que quand on accomplit bien son métier, on ne le remplit pas à moitié. Quand il faut sauver une vie, on ne sauve pas que le côté droit ou gauche, laissant l’autre pour mort. Quand on aime, on se donne à fond. Dans tous les métiers.

Soldat, dis à ta chérie que si tu meurs, elle pourra vivre le restant de ses jours, sinon heureuse, du moins, apaisée, si elle voit en toi un héros, c'est-à-dire un homme ordinaire qui a su faire quelque chose qui le dépassait ; et que, s’il l’a fait, il le doit un peu, peut-être même beaucoup, à ses parents, à sa famille, à celle qu’il aime.

4. Lettre à tes enfants

 

Soldat, pompier ou funambule, toi qui côtoies la mort et le danger, explique à tes proches que souvent tu prends un risque pour leur simple regard. Tu veux lire dans leurs yeux qu’ils peuvent compter sur toi. Tu ne veux pas les décevoir. Ils acceptent même que tu risques ta vie, funambule de la vie, pour leurs propres rêves...

Dis-leur qu’en acceptant, par le risque pris, après ta mort, d’être honoré en héros, tu acceptes aussi d’être distingué, honoré, reconnu comme celui qui a fait le lien entre la banalité d’une vie ordinaire de citoyen et le monde invisible des légendes.

C’est pour cela que nos morts au combat sont décorés par les plus hautes autorités de l’Etat, dans une cérémonie grandiose. Ils sont infiniment plus que le simple professionnel qui meurt, payés pour risquer leur vie.

Mais parce que tu es extraordinairement ordinaire comme être humain, tu es simple à suivre comme héros. Si tu avais été un dieu vivant, ton parcours aurait été inimitable, indépassable de grandeur, et donc inégalable. Cela serait la pire des choses car qui aurait la témérité de te suivre ? Ta force devant l’Histoire, c’est ta vie sans histoires.

Etre un héros aujourd’hui, c’est savoir aller au bout des choses, tout simplement.

Deuxième partie : Ta guerre

La raison d’être de nos armées est de permettre aux autorités politiques d’employer la force, si elles l’estiment nécessaire, pour défendre notre pays et ceux qu’elles veulent aider, et pour promouvoir nos intérêts.

Ce qui change en ce moment est fondamental. Les feux ont gagné par le sous-sol, l’informel et l’invisible qui sont le cœur des hommes. Ces conflits sont comme les racines d’un lierre dont on découvre aujourd’hui qu’elles sont passées sous le mur de notre indifférence pour ces sociétés meurtries et désorganisées.

Le changement en cours est fondamental aussi, parce que ces conflits irréguliers deviennent plus durs, et durent longtemps puisqu’ils créent de la richesse pour nos ennemis. Ils prennent des formes très diverses, auxquelles nous devons nous adapter en permanence.

5. La guerre aujourd’hui

La guerre irrégulière est à la guerre régulière ce que le combat de rue est au duel sur un ring. Elle est, dans la Grèce Antique, le combat inique (iniquo loco), celui de la friponnerie et de la perfidie. Elle est la victoire de la ruse sur la force. Sur le ring, le combat est normé, codifié, règlementé jusque dans les moindres détails, quatre arbitres sont même là pour y veiller. Dans les combats de rue, pas de règle, sinon être efficace quel qu’en soit le prix, le combat déloyal, les coups interdits, sans arbitre. Sur le ring, c’est le combat décisif, avec un vainqueur déclaré ; dans la rue, le but est de se battre et personne ne déclare ni vainqueur ni vaincu.

Je vais oser une deuxième comparaison : En fin de compte, notre problématique aujourd’hui, avec les guerres irrégulières, c’est que nous jouons au poker avec les règles du bridge, où l’on annonce son jeu par défi. Au bridge ou au tarot, guerre classique du modèle clausewitzien, l’enjeu, c’est d’abord la victoire d’une vision, celle d’une réussite impossible, la plus ambitieuse possible, en toute transparence, quel que soit l’adversaire. Au poker, guerre irrégulière, l’enjeu c’est le bien-être d’après la guerre, par l’humiliation du vaincu, sa déchéance totale, la prise et le pillage du butin, par la ruse et le mensonge qui n’ont qu’un but : ébranler la volonté de ses adversaires après les avoir fait rêver à une victoire morale, les amener à combattre pour mieux les plumer.

Ce qui est nouveau, c’est qu’il ne reste plus que cette forme de guerre pour une raison assez simple : les grandes puissances ont renoncé à se faire la guerre dans son acception absolue. D’une certaine manière, leurs intérêts vitaux et stratégiques convergent tant qu’elles sont devenues des alliées.

 

6. La sécurité comme bien public

Dans ce chapitre, je vais aborder un nouveau concept, celui de sécurité humaine, car il est, aujourd’hui, au cœur des conflits irréguliers.

Tu dois y être familiarisé si tu veux comprendre comment progressent les mécanismes de stabilisation et de normalisation d’un conflit, avec un retour progressif à la paix. C’est ce que l’on cherche au début du 21ème siècle en Afghanistan. C’est d’autant plus long et compliqué que les armées ne sont pas l’acteur principal des actions de reconstruction et de développement durable à mettre en place….

Dans les pays en guerre civile, le rythme et le style des opérations, qu’elles soient de combat ou de rétablissement de la vie de la société, doivent être guidés par la satisfaction des quatre besoins fondamentaux de l’homme : sa sécurité, son bien-être, son sentiment de justice et la reconnaissance de son identité.

L’objectif de la sécurité humaine est d’assouvir ces quatre besoins fondamentaux.

 

7. Lutter contre l’irrégulier

Dans ce chapitre, je développe une stratégie de lutte contre les combattants irréguliers, ou les terroristes. Il existe un parallèle frappant avec le débat du 20ème siècle lors de l’apparition de la théorie quantique :

1./ La même démesure d’échelle : En géopolitique, à l’échelle des relations internationales classiques est macroscopique : je suis vu, donc j’existe. À l’opposé de l’échelle, le monde de l’informel, de l’activité illicite et souterraine, se cache en s’éparpillant, en se diluant, en devenant microscopique. Le terrorisme se prépare et se réfugie dans ce monde pour frapper dans le premier.

2./ L’incertitude comme principe fondamental :  Le terrorisme a un comportement aussi évanescent qu’un nuage, est très difficilement repérable son empreinte souvent confondue avec celle de la population. Son monde de l’infiniment petit à l’échelle des Etats et de leur stratégie classique échappe largement à nos moyens de détection.

3./ Des théories inconciliables sur l’ordre et le chaos : L’ordre international est fondé sur le dialogue. Avec le terrorisme, le dialogue est nié au point que sa seule raison d’être vise à plus de terreur. La mort est le sanctuaire suprême. Quant à la dissuasion, la voici contournée puisqu’elle présuppose un langage commun, une même gradation des notions de terreur et d’anéantissement, de vie et de mort. Avec le terrorisme, souvent pas de raison apparente, pas de codification commune, pas de montée aux extrêmes mais l’extrême d’emblée.

La philosophie d’une stratégie quantique serait de tenter d’unifier les théories de la guerre, pour que nos armées recourent à un seul art de la guerre, pertinent pour toutes les formes de conflit. Cette introduction à la stratégie quantique essaye, avec beaucoup de prudence et de modestie, d’ouvrir des pistes de réflexion.

 

8. Quelques notions de stratégies

Ce chapitre propose une approche originale pour comprendre facilement des concepts complexes. Je procède par analogie avec un monde qui t’est plus familier, celui du football. Une ville a une volonté de développement international et décide que le sport sera l’un de ses outils de rayonnement.

Le niveau stratégique permet de concevoir et de conduire simultanément différentes campagnes sportive, économique, politique, culturelle, éducative, médiatique. Par exemple, une équipe composée de joueurs de qualité internationale, un centre de formation d’excellence, des sponsors leaders mondiaux fiables, une politique de communication prouvant le lien entre la ville et le club, un complexe sportif moderne symbolisant le lien entre les valeurs du club et celles de la ville, etc.

Le niveau opératif, niveau intermédiaire qui relie les niveaux stratégique et tactique, correspond à celui de chacune des campagnes évoquées. Le niveau tactique, c’est celui où l’entraîneur joue match après match afin d’atteindre les buts de la campagne de la saison en cours.

Trois notions complémentaires sont éclaircies. La première est celle du centre de gravité. Ce peut être, au niveau stratégique, l’entraîneur charismatique du club ou encore un club de supporters qui assure des rentrées d’argent fixes et prévisibles. Au niveau opératif, le centre de gravité peut être un recruteur d’exception, disposant des ressources nécessaires pour établir des liens excellents avec des filières de formation.

La seconde notion est la ligne d’opérations, la succession d’étapes qui jalonnent le parcours et qui indiquent les progrès réalisés.

Une troisième notion est celle de point culminant, fondamentale parce qu’elle indique si le plan de campagne opératif ou stratégique a été bien conçu.

9. La guerre au milieu des populations

Je reprends l’exemple du sport pour expliquer les embûches et les défis qui se dressent devant une force armée pour dissocier les insurgés de la population ; puis pour amener, progressivement, par la raison, les populations à travailler de concert avec nos forces.

Deux difficultés sont décrites d’emblée : des valeurs radicalement irréconciliables entre nos politiques et les stratégies des mouvements insurgés ; la difficulté de développer une stratégie de reconquête de la population. Ne tombons pas dans le travers naïf de la conquête des cœurs et des esprits, hearts and minds pour reprendre une expression anglaise. Bien souvent, les populations ne sont pas spécialement heureuses de la présence de forces étrangères. Et si elles les tolèrent, il ne faut guère compter sur un amour irraisonné et naturel. Il faut compenser ce manque d’amitié et de coopération spontanée par un appel à la raison : la population doit comprendre qu’elle a plus à gagner de notre présence que de notre absence, le temps qu’elle prenne en main son propre bien-être et sa sécurité.

On ne se bat pas contre une population entière, ou bien l’on perd. C’est le danger qui guette aussi toutes les armées contre-insurrectionnelles : se mettre son opinion publique à dos. Au travers de plusieurs situations vécues, j’en décris les dangers : par exemple, je décris mes premiers contacts en décembre 1992 avec des rebelles sur l’aéroport de Mogadiscio

J’émets des réserves sur l’opportunité d’appliquer les théories de David Galula dans les opérations d’aujourd’hui. Je lui préfère les directives de Galieni et Lyautey, ou le savoir-faire de  Jean-Yves Alquier dans les opérations en Algérie (« Nous avons pacifié Tazalt »).

10. Combattre l’irrégulier au milieu des populations

De manière classique, une stratégie se conçoit comme la lutte entre le glaive et le bouclier. Face à une arme que l’on voit, la victoire s’obtient à condition de placer sa propre arme au bon endroit au bon moment. En matière de terrorisme, où la menace est fondamentalement aléatoire, où l’ennemi est microscopique, il faut bien élaborer une stratégie différente.

Je détaille dans ce chapitre les stratégies d’actions possibles, que je qualifie de stratégie quantique, et qui d’ailleurs sont appliquées par nos forces en Afghanistan, mais aussi dans d’autres pays.

Premiers objectifs : forcer l’ennemi à revenir vers une stratégie classique, pour y exposer ses limites, avec deux tactiques possibles : d’abord, être partout et toujours, saturer le terrain pour priver l’insurgé de sa liberté d’action, le forcer à toujours bouger en le privant de ses bases logistiques ; ensuite, cantonner l’insurgé à l’action terroriste pour le décrédibiliser vis-à-vis des populations. Il s’agit de défier l’insurgé sur son terrain, le forcer à livrer des combats avec des volumes de force importants et le mettre au défi de prouver aux populations qu’il est bien le plus fort. Il se voit contraint de se regrouper pour rétablir un rapport de forces crédible vis-à-vis des habitants. Il redevient une force conventionnelle sans en posséder toujours l’art militaire ni la cohésion, et devient vulnérable et une cible plus facile.

Dernier objectif, le plus important : Sans soutien populaire, un mouvement terroriste ou insurrectionnel perd de son intensité. Il faut donc le priver de sa légitimité qui, à son tour, lui permet de rayonner.

Par analogie avec le laser l’objectif est d’empêcher les sources de l’émission, en dissipant les tensions. Il faut ainsi éviter l’effet de miroir et la cristallisation des rancunes en mouvement violent. Il convient aussi d’empêcher la mobilisation des énergies populaires dans le milieu

Troisième partie : Les principes politiques de la guerre

11. Les principes actuels de la guerre ne sont plus pertinents

Les principes sont, au sens philosophique, les causes premières. Dans l’art militaire, ils visent à donner des clefs pour l’emploi des moyens militaires pour la conduite.

Le problème de ces principes est qu’ils s’adressent surtout à la conduite de la guerre et des batailles, celles que l’on mène contre un autre Etat et celles qui visent à détruire ses armées.

Pour les guerres actuelles, ces principes peuvent conserver leur sens contre les insurgés ou les forces militaires ou para-militaires qui s’opposent à nous ; mais ils semblent hors de propos, voire dangereux vis-à-vis des populations et de l’opinion publique.

Il s’agit donc de donner du sens à la guerre, non seulement en expliquant les intérêts de notre pays pour ses opérations

Pour donner du sens à la guerre, le seul vocabulaire et les seuls principes dont nous disposons aujourd’hui relèvent de la guerre classique. Comment expliquer à nos populations que les principes de la guerre classique s’appliquent aussi dans les guerres de stabilisation et de reconstruction puisque, manifestement, ils ne fonctionnent pas ? C’est paradoxal et contre-productif.

Il faut trouver autre chose. Il faut proposer des principes politiques de la guerre qui donnent un sens politique à l’action armée, qui aient une vertu pour l’opinion publique.

12. De la vertu cardinale comme principe politique de la guerre

Le but d’une politique est la recherche du bonheur, la recherche de la satisfaction de besoins fondamentaux qui consacrent l’apaisement des désirs et, par là même, instaurent une notion de durée : le plaisir, l’honneur, la santé, la richesse, comme les cite Aristote.

Malheureusement, la manière d’acquérir le bonheur passe par des voies très contrastées. La guerre est la quête violente du bonheur par l’agresseur, le sien seulement hélas, conduite au détriment de l’agressé, mais c’est quand même le bonheur. Le but ultime de la guerre est un état final où l’on recherche un bonheur qui, à l’issue de la guerre, sera supérieur à celui qui prévalait au début du conflit. Il faut donc acquérir le bonheur par des voies acceptables. De nombreux philosophes, les grandes religions aussi, estiment que les vertus permettent d’y accéder. Par exemple, Platon explique que la vertu est la science du bien.

La vertu trouve sa source dans le monde militaire. La vertu est une disposition acquise, stable dans la durée, qui s’entretient par l’habitude et la répétition. La vertu est aussi un point d’équilibre entre des excès qui, eux, par leur nature, sont des défauts. Il me semble qu’elle ne peut se priver de définir une liste de vertus qui dominent toutes les autres, qui donnent un sens au fait que la guerre va bafouer un certain nombre d’entre elles.

Cette liste est très ancienne. On la trouve dans le schéma platonicien et stoïcien des quatre vertus cardinales. On la retrouve aussi chez Saint-Thomas d’Aquin qui fonde sur ces quatre vertus sa morale du bonheur.

Justice, force, tempérance, prudence : elles complètent merveilleusement les vertus militaires lorsqu’elles sont utilisées avec discernement.

13. La prudence de la force maîtrisée

La prudence, que l’on peut éclairer par d’autres synonymes - la sagesse, la sagacité, l’intelligence de situation, le discernement - me semble la première des quatre vertus à détenir.

Elle n’exclut pas la prise de risque : elle relève simplement de l’analyse de la situation alors que le risque est affaire de décision. La prudence permet de prendre un risque en connaissance de cause. L’imprudence est outrance dans le sens où le risque n’a pas été correctement abordé.

La prudence est mesure et elle affaire de mesure. Elle aide à discerner la guerre juste et les justes moyens de la conduire.

Je décris plusieurs situations vécues sur le terrain. En voici une :

Sarajevo, 1995. Arrivée de la force de réaction rapide

Le général X. fait le tour des positions tenues par nos forces. Il aborde un tireur d’élite polynésien :

- Que vois-tu dans ta lunette ?

- Il y a un Serbe qui creuse un trou, mon général. Il est à mille mètres.

- Qu’attends-tu pour tirer dessus ?

- Mon général, je ne vais pas tirer sur un homme simplement parce qu’il creuse !

- Je te dis de l’abattre !

- Mon général, intervient le chef de section, on ne peut pas…

- Mon lieutenant, exécutez cet ordre !

Le tireur s’exécute, le Serbe disparaît, le général jubile et part.

Le lieutenant se retourne vers le tireur d’élite : tu l’as eu ?

- Mon lieutenant, il ne m’a rien fait ce Serbe, il était en train de creuser. J’ai tiré au-dessus !

14. La justice au service de la France

Pour plusieurs philosophes, dont Cicéron, la justice est la plus importante des quatre vertus cardinales. Saint Thomas d’Aquin souligne que c’est la seule vertu qui implique autrui. L’harmonie entre force et justice est le défi éternel des gouvernants. La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique, nous dit Pascal. Si le but ultime de l’homme est la paix durable, la prospérité de son camp et donc un bonheur au bout du compte, pourquoi faut-il qu’il considère que pour l’atteindre, le malheur de l’autre, sa défaite et sa mort en sont le chemin pavé de toutes les batailles ?

Dans ce chapitre, je réfléchis sur le lien entre la guerre et les religions parce qu’on sent bien l’importance du fait religieux dans les guerres du début du 21ème siècle. J’insiste sur l’Islam parce que c’est la religion la moins connue en Occident et que les opérations que nous conduisons désormais se déroulent largement en terre musulmane. Tant de choses excessives ont été écrites sur le Djihad ! Il faut raison garder.

Je décris plusieurs situations personnelles, notamment à Mogadiscio. Je me souviens par exemple d’un enfant qui m’a fait, de loin, le signe de me trancher la gorge alors que j’avais passé ma matinée à éviter que des femmes et des enfants soient tués.

J’ai tué, sans état d’âme sur l’instant mais avec discernement. J’ai fait tuer sans hésiter parce que, dans le cadre de la mission, il n’y avait plus d’autre choix. Ce que je sais, c’est que je n’ai pas de remords ; des regrets sans doute parce que le pacifique qui vit en moi aurait préféré ne pas avoir à faire feu ; mais pas de remords parce que le lâche qui sommeille en moi ne s’est pas laissé aller à tirer de manière indiscriminée, comme il eut été si facile de le prétexter au nom de la sacro-sainte mission à remplir coûte que coûte. Quant au Jugement dernier, il y a plus miséricordieux que l’Homme.

15. La force d’être un soldat

La force, comme vertu morale, permet de tenir bon dans l’adversité : c’est la ténacité, l’engagement ferme au prix de tout et de sa vie, le courage de l’esprit et du cœur, le bateau qui avance dans la tempête, quoi qu’il lui en coûte, jusqu’au bout, pour accomplir le bien et la justice.

J’insiste sur deux aspects : la fermeté et le courage. La fermeté dans la décision, c’est d’effectuer le même choix, que la situation soit facile ou difficile ; c’est ne pas altérer son attitude sous l’emprise de la peur. Dans la difficulté, c’est ne pas renoncer à ce en quoi on croit.

Je décris dans ce chapitre diverses situations où il m’a fallu faire appel aussi bien à la fermeté qu’au courage. Je ne pouvais pas écrire un livre parlant de la guerre sans parler de courage. S’il fallait résumer le militaire à un seul et unique mot, ce serait celui-là. C’est la vertu cardinale du soldat. Sans elle, pas de combat. Et pourtant, elle est comme l’edelweiss : elle ne fréquente pas la vallée du quotidien. Il faut puiser dans ses ressources pour gravir la pente où elle niche au sommet de la montagne. À chacun sa propre montagne intérieure, où nulle cordée n’ira jamais. Pour les Britanniques, nous sommes le peuple le plus courageux du monde : quand on bouffe des grenouilles, c’est qu’on est prêt à n’importe quoi.

Mais le plus difficile est le courage intellectuel. Il est d’une nature totalement différente du courage physique. Aucun moyen de cultiver l’un et l’autre de concert. On peut être largement doté de l’un et être trop souvent infidèle à l’autre.

La peur est un réflexe naturel. Se donner du courage, c’est déjà signifier qu’on part d’une position de faiblesse.

Voici ma définition du courage. Avoir peur et faire comme sans.

Il faut, à nos jeunes Français, leur parler de la peur et du courage et leur dire que chacun d’entre nous est capable de tous les héroïsmes, de toutes les abnégations pour reprendre une expression de Gallieni.

 


16. La tempérance pour être d’abord un bon citoyen

La tempérance est un trait de caractère fondamental pour les militaires car il indique un certain degré de fiabilité et de prédictibilité. Notre métier baigne dans les tensions les plus fortes de la mort donnée ou de la violence exacerbée. Il faut des hommes équilibrés, sachant faire la part des choses, aptes à contenir leurs émotions sans rester indifférents mais aussi aptes à refuser l’inaction face à une excessive prudence qui porte le nom de lâcheté.

 Et, pour un chef, savoir dire non aux tentations excessives, savoir se gouverner, régner sur soi-même, donne envie à ses subordonnés de le suivre.


Dans ce chapitre, j’évoque trois aspects qui me semblent fondamentaux ; d’une part en opérations, la maîtrise de ses instincts meurtriers d’une part ; d’autre part la volonté de rester modéré et calme même durant les combats ; enfin, dans la vie de chef, le besoin d’humilité.

 L’enseignement de ces expériences, c’est que, pris dans l’émotion, il devient très facile de relativiser la valeur de la vie et de ne plus pouvoir établir de garde-fous à ses instincts les plus sanglants. Rester égal à soi-même dans la fureur de la guerre, maîtriser sa volonté de supprimer le sujet de notre peur, voilà une tâche difficile !

 Il est si facile pour chacun d’entre nous de verser dans le cynisme. Un exemple tout simple que je livre à ton introspection : n’as-tu jamais été scandalisé quand James Bond tue la méchante jouée par Sophie Marceau dans l’un des épisodes ? Froidement, de sang froid. Tout le monde se dit : « Elle a eu ce qu’elle méritait ! ». Qui revient réellement outré de l’attitude de James Bond ? On applaudirait presque le héros. Et s’il tue un peu trop, quelle importance…Moi, ce que je lui reproche le plus c’est de tuer une aussi jolie fille

 

Quatrième partie : les vertus du commandement

J’ai commandé à des milliers d’hommes et de femmes dans ma carrière. J’ai commencé par une trentaine d’hommes lorsque je commandais mon peloton blindé. Ce sont des jeunes que j’ai accueillis en gare de Vannes : nous sommes restés ensemble trois ans, parcourant le Tchad, la Centrafrique et le Gabon lors de trois déploiements différents de quatre mois. J’ai de nouveau commandé un autre peloton à Djibouti pendant deux ans, dans lequel on trouvait des engagés et des appelés. Les uns apportaient leur expérience et les seconds leur enthousiasme et leur dévouement. Le mélange était excellent car les jeunes appelés se fondaient en quelques semaines dans le groupe et acquéraient les compétences par le simple contact permanent des plus expérimentés. Cela s’appelle l’amalgame et a toujours très bien fonctionné dans l’histoire des guerres.

 Je suis ensuite passé au stade supérieur, qui est celui de l’escadron ou la compagnie. C’est aussi la première fois que l’on commande à d’autres officiers, qu’il s’agit de former au commandement, par l’exemple et le conseil.

 Quelques années plus tard, j’ai franchi une étape supplémentaire avec le millier d’hommes et de femmes, à la tête d’un régiment à Poitiers, le RICM, régiment d’infanterie Chars de Marine. Et enfin, dernière étape avec le commandement de la 9ème brigade légère blindée de marine avec six mille hommes sous mes ordres dont trois cents cinquante officiers.

 Et maintenant, je commande l’école qui forme tous les futurs officiers de l’armée de terre.

Voici ce que j’extrais de ces multiples expériences. Plusieurs vertus te seront indispensables. Cultive-les dès aujourd’hui.

17. L’autorité

 Celui qui détient l’autorité l’a reçue d’une instance supérieure : un colonel, chef de corps d’un régiment, la tient du président de la République par une lettre de commandement. Ce qui caractérise l’autorité est qu’elle porte sur elle les responsabilités de sa charge. Ces responsabilités, je vais les résumer en quelques verbes, qui sont autant d’actions : discerner, décider, ordonner, agir et, enfin, contrôler.

 Commander, c’est donner un ordre. J’aime cette idée de don, où l’on offre une partie de soi, où l’on établit un rapport d’intimité avec celui qui le reçoit : « Je ne peux pas tout faire, je sais que tu en es capable, je te fais confiance pour que tu fasses pour moi. » Commander, c’est offrir, c’est transmettre quelque chose de soi-même. Un ordre, selon l’étymologie grecque, c’est faire aller, lancer le mouvement. L’ordre, c’est aussi l’injonction, la directive. C’est la manière dont les choses sont organisées et caractérisées par des règles. L’ordre, c’est ce qui n’est pas désordonné, ce qui n’est pas de l’à-peu-près.

 Notre métier est fondé sur la confiance : pour monter à l’assaut ensemble, il faut avoir créé des liens tellement forts que chacun remet une part de sa vie à son équipier. Ce partage ne se fonde pas sur la suspicion ou la défiance, comme c’est le cas dans le domaine judiciaire. Donner sa confiance, c’est dire à son subordonné : « Tu vas être responsable de ma vie au combat comme je serai responsable de la tienne». Mais donner sa confiance, c’est aussi contrôler que ton subordonné est compétent. Car on ne donne pas en aveugle, surtout sa vie.

 La rigueur dans le commandement, ce n’est pas la raideur et la distance dans les relations humaines. L’autorité saine exclut les rapports de force. On parle souvent du charisme des grands chefs. Les galons sur les tenues suffisent à mettre en évidence l’autorité. Pas besoin d’en rajouter, de transformer chaque galon en autant de mur de suffisance.

18. L’exemplarité

L’exemplarité consiste à mettre en accord ses actes avec ses paroles. Je fais ce que je dis qui doit être fait ; je ne me contente pas de l’énoncer, ou de l’ordonner aux autres. Je montre l’exemple en l’exécutant avant les autres. Laisse-moi te confier un exemple vécu.

 Mogadiscio octobre 1993. Il est environ dix heures du matin. Nous venons, après un assaut en deux vagues, d’investir le hall d’accueil de l’hôpital militaire.


Je rentre dans cette pièce avec le deuxième groupe d’assaut. La section est regroupée dans cette grande salle, fatiguée par la dernière heure d’embuscade et de combat. Les hommes sont postés aux fenêtres mais trop nombreux, trop vulnérables. Et puis, il faut maintenant fouiller toutes les pièces du bâtiment. Plusieurs snipers y sont retranchés.

 Je me dis que si nous ne sécurisons pas tout l’hôpital, la section va finir par se prendre une roquette et je vais perdre dix hommes d’un coup.

 J’ordonne au lieutenant de lancer la fouille. Il me répond que le couloir est bloqué par deux snipers qui empêchent de franchir le pas de la porte. Je lui réponds : moi, j’y vais. Et c’est parti.

 La section suit et fera un travail admirable avec un chef de section qui montrera pour le reste de la journée un courage exemplaire en tête de ses hommes. Il a compris le message.

 L’exemple tient valeur de référence. Il précède l’imitation. Et il a valeur de symbole, c’est-à-dire qu’il doit être parfait, tout en excellence. La sagesse grecque antique a beaucoup insisté sur l’exemplarité. Sur le plan éthique, il s’agit de mettre en correspondance, en harmonie, ses mots et ses actes.

 


19. La sollicitude

La sollicitude est une vertu inhérente à l’exercice de l’autorité. Elle correspond, à un mouvement du chef vers son subordonné.

 

Je me souviens d’un chef de section d’un régiment qui venait juste de se professionnaliser. Il me dit :

- Savoir qui est mon subordonné, d’où il vient, ce qu’il aime, c’est de la démagogie ; cela ne sert à rien au combat.

- Tu ne veux rien savoir de celui qui pourrait combattre à côté de toi ? Ni ses forces ni ses faiblesses ?

- À quoi cela servirait-il ? Il est là pour exécuter les ordres.

- Mais ton rôle n’est-il pas de t’assurer qu’il donne le meilleur de lui-même, qu’il se transcende au besoin, qu’il se sacrifie même pour toi ?

- …

- Pourquoi le ferait-il s’il sait qu’il ne compte pas pour toi ? Il fera le strict nécessaire pour ne pas désobéir à la loi !

 

Le risque opposé est la démagogie : Rabaisser sa personne pour faire croire à ses subordonnés qu’on est proche d’eux, c’est effacer la charge liée à l’autorité. Deux exemples de démagogie : le premier est de critiquer ses chefs en présence de ses subordonnés. Cela donne la fausse impression qu’on est proche de ses hommes. Mais que voient les subordonnés ? Un chef incapable d’assumer sa place dans la hiérarchie. Ne t’étonne pas d’être critiqué par tes hommes si tu dénigres tes chefs. Le deuxième exemple est quand un chef affirme toujours couvrir les fautes de ses hommes. Et si l’un deux tue sa femme, il va aussi le couvrir ?

La sollicitude consiste à accomplir un effort supplémentaire vers ceux qui présentent des difficultés. Le manque d’écoute enfonce et marginalise.  Paul Nizan disait à juste raison que le faux courage attend les grandes occasions et que le véritable courage consiste à vaincre chaque jour les petits ennemis. Ton plus grand petit ennemi, c’est toi-même. Même chose pour moi. Soyons courageux dans l’effort d’écoute, généreux dans la formation de nos jeunes.

20. La responsabilité

Voilà une vertu compliquée à expliquer et à vivre car elle comporte de multiples facettes. Elle consiste à prendre les devants sans attendre, à ne pas être inhibé par le fait que le cours des choses déformera mon intention initiale si bien conçue soit-elle. En second lieu, elle est une éthique de la puissance : j’ai les capacités pour accomplir le bien au profit de plus vulnérables que moi, pour leur souverain bien qui est aussi le bien commun et je me dois, je leur dois, d’agir. Et j’ai reçu de la République des ordres qui engagent bien plus grand que ma petite personne, qui engagent un pays et son patrimoine. Elle attend de moi que j’exécute les ordres conformément à ses intérêts ? Eh bien, j’agis en conformité, que cela me plaise ou non.

 La responsabilité des jeunes est une vertu qui n’est pas acquise spontanément. En fait, le jeune officier qui arrive dans nos régiments, s’il a été instruit dans nos écoles de formation initiale pendant deux, trois ou quatre ans en fonction de son parcours, n’a pas passé beaucoup de temps à s’exercer au commandement. On le sait, commander à ses copains de chambrée est juste un peu moins difficile que de commander à sa femme…C’est donc le devoir d’un commandant de régiment ou de brigade de proposer des recettes, une manière d’être, un style à ses subordonnés. Dans le monde de l’entreprise, la culture est une valeur importante d’identité et d’efficacité. Tout comme chez nous.

 

Dans ce chapitre, je reprends une lettre adressée à tous mes officiers quand je commandais mon régiment à Poitiers, puis ma brigade. Je voulais, à travers ces mots, montrer à mes cadres que l’exercice des responsabilités de chef de section est complexe et exigeant, qu’il requiert un engagement fort, continu, et qu’il fait finalement appel à toutes les vertus développées dans ce livre.

 


 

Cinquième partie : Transmettre ces vertus à ceux que tu commanderas


Le militaire doit être préparé à tuer

Quand tu tiens un être humain, bien vivant au bout du fusil, donner la mort n’est pas si facile. Et quand un ennemi que tu as visé, s’écroule frappé à mort, salaud ou pas salaud qu’il était, tu peux, si tu es pétri de culture judéo-chrétienne et des droits de l’homme, avoir un instant d’horreur, d’irréparable absolu : Mon Dieu, qu’ai-je fait ?

 La responsabilité de l’encadrement de nos soldats est de les amener à réfléchir au sens de leur engagement. De les préparer à cet instant terrible. Et surtout à tout faire pour que lorsqu’ils prendront la décision d’ouvrir le feu, les règles soient claires, cristallines.

 Il ne faut jamais qu’après avoir tiré, ou dans les semaines et les mois qui suivent, ce soldat puisse, ne serait-ce qu’un instant, se reprocher d’avoir ouvert le feu alors qu’au fond de son âme, il sent bien qu’il aurait pu faire autrement. Il doit savoir qu’il a tiré dans le cadre de règles d’ouverture du feu qui ne laissaient pas de place à l’ambiguïté. Si, plus tard, quelqu’un lui reproche d’avoir excédé le droit, il en ira de sa santé morale et psychologique pour le restant de ses jours.

 Etre prêt à prendre la vie n’est pas un acte qui peut se prendre à la légère. Il faut une raison extraordinaire, sans cela on est pris par le doute avant et le remords ensuite. Il faut donc connaître le prix de la vie, chérir ce qui nous est cher, pour mieux mettre en balance, confronter la valeur des deux biens (celui que je défends, celui que je vais détruire).

 Il faut donc être prêt à prendre des risques pour ne pas ôter la vie trop vite. Entre ma santé et la vie de mon ennemi, je privilégie la vie de mon ennemi.

 Parmi les bêtes, n’en sois pas une.

 

 

21. Un besoin de repères et d’éthique : des principes politiques au code du soldat

Que ce soit dans la vie militaire ou dans la vie privée, il faut des lignes de conduite égales dans le temps et des dispositions comme des attitudes stables qui permettent au militaire de discerner puis de choisir le bien, surtout quand des situations peuvent l’entraîner sur une mauvaise pente.

 La morale positionne les valeurs en disant « ceci est bien et ceci est mal ». Prenons un exemple : La morale nous dit que commettre un meurtre n’est pas bien. Le cinquième commandement du Décalogue énonce : « Tu ne tueras point », qui devrait plus précisément être traduit par « Tu n’assassineras pas. ».

 L’éthique indique comment se comporter et agir. L’éthique facilite le travail sur soi-même pour faire fructifier les vertus qui nous permettront de mettre nos actes en concordance avec ce qui est jugé comme moral. L’éthique vise à acquérir les vertus pour ne pas tuer abusivement. Pour un chef, l’une des vertus à acquérir est par exemple le sens des responsabilités, pour ne pas donner à un subordonné l’ordre de tuer un captif, transformant cette action de tuer en meurtre déguisé par l’ordre d’une autorité.

 La déontologie est l’ensemble des obligations que l’on s’engage à respecter pour garantir une pratique conforme à nos codes éthiques. La déontologie dicte au responsable militaire de ne pas donner d’ordre illégal et au subordonné de ne pas exécuter un ordre contraire aux droits de l’Homme.

 Mais l’on pressent bien que dans de tels cas, selon la situation, l’ambiguïté peut conduire au meurtre…

 L’éthique est essentielle comme garde-fou personnel : sans elle, le bandit pourrait se prendre une balle en pleine tête par un militaire, soldat de la paix en principe, sans scrupules.

22. « Au service de la France, le soldat lui est entièrement dévoué»

La Patrie, c’est tout ce qui est tellement beau dans notre pays qu’on ne peut pas vivre sans et qu’on préfère risquer sa vie pour préserver ces acquis que de les perdre. La Patrie, c’est l’aventure humaine des hommes et des femmes qui ont fait l’histoire de la France, ceux d’aujourd’hui, et ce sont ceux auxquels nous tenons tenez le plus.

 

La sécurité et le bien-être ne sont pas le fondement des activités du militaire, lui qui, d’ailleurs, fait vœu de désintéressement. Cette forme de désintéressement est au cœur du métier militaire. Sa sécurité, le soldat est prêt à la mettre en péril absolu s’il estime devoir réaliser une action plus grande pour le groupe auquel il appartient.

Chaque militaire signe un contrat lorsqu’il s’engage. Honorer son contrat consiste à se soumettre à l’autorité, non pas en esclave mais en homme libre qui se soumet de son propre chef. La fonction première de l’autorité est de faire prévaloir la loi aux yeux de tous, d’en assurer la pérennité, par son rôle de représentant et de gardien de la tradition.

 Obéir, c’est s’inscrire dans une lignée. C’est se dire qu’on contribue à une œuvre plus grande que soi mais dans laquelle on tient toute sa place et qui ne peut s’épanouir que, si et seulement si, je joue le rôle de transmetteur et de promoteur.

 M’inscrire dans un groupe, c’est adopter son histoire, celle qui me précède. Dans les régiments, un effort important est accompli pour expliquer aux jeunes recrues l’histoire du drapeau. Ce symbole vise à les projeter dans l’avenir car, seul, l’avenir est un enjeu digne d’intérêt. L’histoire n’est qu’un instrument au service d’une cause unique, l’avenir. Il vise aussi à le rendre le jeune généreux dans l’effort et dans l’incertitude, le rendre obéissant en lui faisant accepter que certains savent des choses qu’il ne sait pas.

 

23. « Il accomplit sa mission avec la volonté de vaincre, si nécessaire au péril de sa vie »

L’esprit de sacrifice consiste à faire prévaloir l’intérêt collectif sur le sort personnel. C’est être prêt à renoncer à toute une somme de privilèges, dont celui de vivre, pour les autres.

 Mais cette expression « au péril de sa vie » doit être tempérée par le mot qui la précède : « si nécessaire ». Idéaliser le sacrifice, c’est possible, mais en ayant pris la précaution de ne pas en faire une obligation de méthode ou un principe d’action.

 La seule victoire qui compte, ce n’est pas la victoire militaire, c’est la victoire politique. Dans un conflit qui n’est pas vital pour la survie de la France, j’explique à mes officiers qu’ils n’ont pas le droit de perdre des hommes au combat parce qu’ils auraient pris un risque inutile. C’est de l’incompétence. De la bravoure mal placée.

 Maintenant, sans esprit de sacrifice, il n’y a pas d’esprit de groupe. Combattre en groupe, vaincre ensemble impose le partage, un sens du bien commun et donc une capacité de renoncement au profit des autres. On s’offre aux autres parce qu’on comprend que la communauté est plus grande que soi.

 C’est de l’amour, ce n’est pas le sens du sacrifice. Un homme se sacrifiera pour sa section et pour ses compagnons d’armes même s’il n’a jamais entendu parler de cette notion. À l’inverse, combien sont ceux qui ont baigné dedans et, le moment venu, ont reculé ?

 Je préfère que l’on glorifie les vertus du groupe, l’amitié, le sens du partage et de l’aide. Je préfère que l’on inculque l’amour de la victoire, le culte de la mission et moins la grandeur dans la défaite à laquelle nous autres latins semblons assez sensibles. Bazeilles, Camerone, autant de splendeur et d’héroïsme dans la défaite. Au RICM, nous fêtons Douaumont, la plus belle victoire de la Grande Guerre.

24. « Maître de sa force, il respecte l’adversaire et veille à épargner les populations »

Pourquoi ai-je accepté de faire un métier où je pourrais être en mesure de donner la mort ? Après les combats de Mogadiscio en juin 1993, je me suis demandé pourquoi je n’avais pas de remords d’avoir pris la vie d’autres êtres humains. Des regrets d’en être arrivé là, certes ! Mais pas de remords.

 Dans ce chapitre, comme dans les autres, je décris des situations impossibles à résoudre en apparence, mais dans lesquelles je me suis réellement trouvé. Fait-on appel aux droits de l’Homme, au droit des conflits armés, au droit dans la guerre comme au droit de la guerre ? Non, rien de tout cela n’est vraiment d’un grand secours pendant ces moments fulgurants, fulgurants parce qu’il faut décider dans l’instant alors que l’usage du droit requiert du temps et du silence de réflexion.

 J’ai fait appel à ce qui me semblait juste et bien. Cela peut être une part d’éthique, mûrie en école de formation et auprès de mes anciens, et où j’ai appris les dangers de l’ivresse des combats. C’est aussi un socle d’éducation judéo-chrétienne et de culture française qui fait tout pour privilégier la vie. Mais plus encore, me semble-t-il, le commandement des hommes, le sens de responsabilité tellement puissant quand tous les regards se tournent vers le chef comme s’il était le Bon Dieu dès que les balles sifflent, et qui permet de garder la tête froide bien qu’immergé dans la fureur parce qu’il faut tout à la fois combattre, être l’exemple et le guide, regarder loin et après.

 Dans les armées, nous consacrons beaucoup de temps à faire réfléchir nos hommes sur ces questions. Car la vie est le don le plus précieux. Dès lors, l’homme doit défendre ce cadeau à tout prix. C’est donc à la fois s’interdire de tuer mais aussi faire régner la sécurité et la paix, au besoin par la force, voire par la guerre pour se défendre.

25. Il obéit aux ordres, dans le respect des lois, coutumes de la guerre et conventions internationales

 

L’obéissance est une valeur que beaucoup jugent archaïque. Le manque d’obéissance révèle d’abord un manque d’humilité. Les jeunes ont besoin de règles et de règlements. Ils ne sont pas hostiles à la discipline. Ceux qui rejoignent l’armée s’y attendent.

Quand un commandant de régiment prend ses fonctions, une formule d’investiture est lue devant le front des troupes « Vous lui obéirez en tout ce qu’il vous commandera, pour le bien du service, l’exécution des règlements militaires, l’observation des lois et le succès des armes de la France». La formule part du principe le plus simple – le bien du service - pour finir par l’idéal le plus élevé, le succès des armes de la France. Chacun de ces principes trouve son sens dans le suivant. Ils sont consubstantiels : aucun ne peut être enlevé sans remettre en cause la réalisation des suivants, jusqu’au dernier, qui est l’objectif suprême.

 La bonne application de ces principes place la responsabilité individuelle au cœur de cet enjeu. La liberté, l’identité se définissent d’abord par des bornes. La contrainte, l’obéissance à certaines règles, sont une source d’épanouissement, si elles ne sont pas trop absurdes bien évidemment et si elles sont le fruit d’une adhésion volontaire.Cette formule d’investiture donne toute sa force à l’acte de commandement.

L’obéissance passe par la connaissance et l’application des règlements militaires, par l’exécution des ordres à la lettre, c'est-à-dire avec rigueur, mais également dans l’esprit avec intelligence. Elle exige d’approfondir en permanence ses connaissances pour développer sa compétence professionnelle. Enfin, l’obéissance peut passer également par la non-exécution d’un ordre illégal, non réglementaire ou contraire à la dignité humaine.

 26. Soldat professionnel, il entretient ses capacités intellectuelles et physiques, et développe sa compétence et sa force morale

Notre métier devient de plus en plus compliqué. Il mélange à la fois plus de physique, plus de technique et de tactique. Les techniques et procédés de combat sont aujourd’hui, par rapport à ceux du temps de la guerre froide, ce qu’est l’informatique à la machine à écrire de grand-mère.

 Les délais de formation vont donc croissants et le temps de rentabilité et de retour sur investissement, notamment de nos officiers, est de plus en plus court. Cette complexité croissante est un enjeu majeur car nous voulons conserver une armée jeune. Jeune parce que le métier est exigeant et éprouvant et qu’il faut être jeune pour supporter sur la durée les privations et les efforts répétés dans des conditions souvent rustiques.

 Dans ce chapitre, j’indique comment former nos jeunes officiers et je souligne l’importance pour eux de connaître intimement leurs soldats. Ils doivent surmonter l’inquiétude de l’incorporation de ces jeunes engagés, qui se demandent s’ils seront au niveau.

Ils doivent leur apprendre la générosité, la vie en collectivité, leur réapprendre le goût de s’instruire, le monde malgré ses dangers et ses horreurs. On leur dit qu’ils valent les héros d’hier, qu’un jour ils seront ceux qu’on regarde avec vénération et qu’ils seront les auteurs du passé de demain.

On leur apprend à aimer le risque intelligent, quand c’est une aventure qui a du sens et où l’effort se partage équitablement entre tous, quand on s’y est bien préparé et qu’on sait pouvoir s’y confronter sans être ridicule. On leur apprend à se dépasser, à souffrir pour ses compagnons d’armes. On leur apprend le sens du service, à donner sans compter parce que les jeunes Français sont généreux dans l’effort, pourvu qu’on leur dise merci, un rien, un geste d’amitié.

 Et je sensibilise les jeunes officiers que le temps presse pour se former car ils peuvent se retrouver à commander au feu dès leur sortie d’école de formation.

27. Attentif aux autres et déterminé à surmonter les difficultés, il œuvre pour la cohésion et le dynamisme de son unité.

Dans ce chapitre, j’aborde plusieurs qualités que les officiers doivent veiller à posséder et à cultiver chez leurs subordonnés.

 L’enthousiasme : C’est le courage du cœur, qui permet de surmonter les obstacles les plus rudes. On suit plus facilement un chef qui a « la pêche » qu’un triste chef.

 Lorsque la pente se fait plus raide, la volonté c’est le courage de la tête, explique le général Irastorza, qui permet d’aller au-delà des limites que l’on s’est fixées. C’est souvent le choix de la douleur, voire du sacrifice qui peut mener (comme le soulignait Saint Exupéry) « à l’acceptation pure et simple de la mort ».

La rigueur permet d’apporter la preuve de la compétence et de la fiabilité. La rigueur, c’est être exigeant dans cette exactitude, pour que ce qui est mal fait soit refait. Un chef laxiste dans le service, qui renonce, au quotidien, à l’essence des choses bien réalisées, quel crédit lui accorder pour ciseler les détails d’un assaut bien monté ?

La camaraderie est indispensable dans ce monde individualiste. C’est, pour les officiers et sous-officiers, partager une volonté commune de réaliser au milieu de leurs hommes, le service quotidien. La camaraderie, la fraternité d’armes consiste aussi, dans les moments de paroxysme au combat, à marcher devant tes hommes, et, sans se retourner, parce que tu sais qu’ils te suivent les yeux fermés, leur dire avec un enthousiasme communicatif : « Suivez-moi ! ».

L’humanité, si nécessaire en opérations, interdit toute brutalité ou arrogance qui raidit les rapports humains. Les subordonnés ne doivent donc jamais être traités comme on n’admettrait pas de l’être soi-même.

La confiance est la forme la plus accomplie de la relation qui unit les chefs et les subordonnés parce qu’elle vient consacrer le fait que tous peuvent, en toute circonstance, se fier les uns aux autres. La confiance opère la synthèse des vertus du chef car elle détermine l’ambiance générale des unités.

28. Il s’exprime avec réserve

Ce chapitre me conduit à réfléchir sur la question de la laïcité, à la manière dont on vit sa foi tout en étant sous l’uniforme. Doit-on évangéliser ? Peut-on témoigner ? À l’inverse, doit-on impérieusement suivre à la lettre les commandements de Dieu, jusqu’à renoncer à exécuter un ordre légal d’une autorité républicaine ? Comment conduire des jeunes à frôler la mort sans se demander en permanence si nos ordres ne signent pas leur assassinat, ce qui serait une violation inexpiable du « Tu ne commettras pas de meurtre »? Comment garantir que nos ordres ne provoqueront pas d’excès de violence au fond de l’âme de nos soldats ?

 Pour un militaire qui se pose, bien légitimement toutes ces questions, il doit effectuer cet examen de conscience avant, et non pas au moment de risquer de se trouver en pareille situation ; car refuser, au moment de l’action, d’obéir à César au nom de Dieu me semble, sur le plan déontologique, condamnable. L’obéissance absolue à la République est exigeante mais elle ne prend pas au dépourvu.

 Dans une deuxième partie, je réfléchis à un aspect du devoir de réserve : peut-on tout dire sur internet ou avec son téléphone portable, jusqu’à filmer les adieux entre un soldat mourant et sa femme qu’on a appelé pour ces derniers instants ?

Abidjan, dans les années 2000.

 Un soldat est renversé par une voiture conduite par un Ivoirien. Il se meurt. Un de ses camarades prend le téléphone du mourant, compose le numéro de la femme de ce dernier et les met en contact pour cet adieu épouvantable. Il croyait bien faire…

En cas de décès, un ou deux officiers, accompagnés si possible de l’assistante sociale, sonnent au domicile de la famille pour lui annoncer la tragédie avec le plus de douceur possible.

 Je te laisse imaginer l’état de la pauvre fille livrée à elle-même.

 Elle a fait une tentative de suicide dans l’instant.

29. Un ambassadeur de son pays et de son armée, qui s’adapte en toutes circonstances

L’officier, au cours des opérations, est fréquemment en contact avec les médias et le personnel civil d’organisations humanitaires. Ces personnes sont toujours de grands professionnels. Tous tiennent à remplir leur mission et à atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés, et qui ne sont pas nécessairement compatibles avec ceux de la force au sein de laquelle tu pourras être amené à exercer.

Le rôle de l’officier auprès d’eux est de passer pour un professionnel qui exécute son métier avec rigueur et discernement.

 Je décris dans ce chapitre deux situations : la première, en Somalie en 1992, c’est la rencontre avec le journaliste Jean Hélène au moment nous détruisons la radio du chef rebelle. Une opération militaire techniquement réussie comme elle le fut ce jour-là est devenue un échec politique parce que les Nations unies ne l’avaient pas accompagnée d’une communication adaptée.

L’autre est la cohabitation avec les humanitaires, parfois hostiles à nos forces quand ils relèvent de mouvement antioccidentaux ou par culture antimilitariste. Les humanitaires veulent être protégés, de préférence le jour par des miliciens locaux qui sont bandits la nuit, et qui nous demandent de sécuriser une zone pour qu’ils travaillent dans des conditions de sécurité raisonnables mais qui exigent que nous n’y apparaissions jamais…

L’un des principaux soucis est de lutter contre la prolifération des armes sur les théâtres d’opération. Je décris les stratégies chimériques des organisations internationales qui se sont lancées dans le marché de la collecte d’armes ; le résultat est que le marché des armes n’a cessé de prospérer.


 

VI. Les vertus intellectuelles du chef

« La culture générale est la véritable école du commandement » Charles de Gaulle

 

Quand on va chez le médecin, on se demande comment il fait pour être à jour de toutes les nouvelles techniques, découvertes, inventions, médicaments, protocoles, alors qu’en parallèle, il consulte et écoute des patients sur des milliers de maladies différentes.

 Il est des bons médecins qui s’efforcent d’apprendre, de réfléchir, de lire ; d’autres qui expérimentent et qui testent, qui prennent des risques, qui écoutent et font preuve d’humilité en se remettant toujours en question.

 Un bon médecin n’admet pas le doute quand il doit prendre la décision d’une prescription. Un bon guerrier non plus.

 Malgré l’énorme masse de données à acquérir, malgré des gestes multiples à aiguiser, malgré l’évolution constante au travers d’une carrière des fonctions à remplir, y compris dans des domaines où l’on n’a rien appris auparavant, il te faudra être compétent parce que la sanction de l’incompétence, c’est la mort, comme en médecine, et c’est pour cela que j’ai choisi cette comparaison.

 Le métier d’officier est sans doute le seul dans la fonction publique où l’on doit gravir tous les échelons, depuis l’exécution d’une simple mission jusqu’à la réflexion stratégique et au conseil de nos plus hautes autorités politiques. C’est aussi le seul où l’on exigera, à ce point et simultanément, un grand courage physique et un courage intellectuel et moral absolu.

 Parce que tu seras considéré par ceux qui accèdent directement à la haute fonction publique comme quelqu’un qui n’a pu faire de même et qui est donc davantage un homme de terrain qu’un homme de réflexion, tu devras gagner leur estime et leur confiance. Cette confiance, tu l’obtiendras non pas grâce à ce que tu auras appris comme jeune officier, non pas en raison de ton courage physique qui les impressionne et les rend sceptiques sur ton intelligence (souviens-toi de la citation que j’ai donné sur l’intelligence et le courage par le général de Gaulle), mais par tes capacités à t’adapter sans délai à leurs exigences et à leur niveau de réflexion.

 Et parce que tu connaîtras, comme officier, le poids du combat, l’incertitude et la force de ce qui est relatif, parce que la surprise dans sa foudroyance, comme l’écrivait l’amiral Guy Labouérie, est un grand principe de la guerre, tu mesureras plus que d’autres les constructions académiques sur la guerre et les affirmations parfois péremptoires et dogmatiques de ceux qui n’ont pas connu le feu mais qui ont tout lu sur la guerre.

 Après des années d’études avant d’entrer dans l’armée, tu seras tenté de passer à l’action. Ce sera bien normal.

 Il faudra pourtant résister à cette tentation de ne pas réfléchir, de ne pas te remettre en question, de ne pas lire. Tu devras prouver à toutes les élites que tu es à la fois un homme d’action et un homme de réflexion. Dans la première partie de ce chapitre, qui porte sur la connaissance, je vais te décrire l’itinéraire de la réflexion stratégique sur la guerre, pour souligner combien il est difficile de se remettre en question et pour montrer que la doxa  - doctrine, théorie - précède rarement la praxis – la pratique, l’expérience-. Mais si celle-ci n’est pas transformée en doctrine, elle n’est pas transmise alors aux générations à venir, qui courent alors le risque d’avoir une guerre de retard.

 Parce que la guerre change en permanence, tout comme la médecine. Il existe des fondamentaux et des invariants mais le reste se transforme sans cesse plus vite qu’il est possible de s’en rendre compte.

 Notre préoccupation est de nous adapter en permanence et pour être prêt, il faut réfléchir à qui pourrait nous surprendre, comme les américains ont pu l’être à Pearl Harbor en décembre 1941 ou lors des attentats du 11 septembre 2001. 

C’est pour cela que dans la deuxième partie consacrée à l’anticipation, je vais te parler de surprise stratégique. Ce thème fait l’objet d’un long développement dans le Livre Blanc de 2008. Un pays est surpris lorsqu’il se trouve incapable d’empêcher une guerre de se déclencher ou de parer une attaque contre lui ou ses amis, ou incapable de se remettre d’une épouvantable catastrophe.

Je t’expliquerai l’impossibilité d’anticiper avec certitude la guerre de demain, et de deviner à coup sûr celle qui va arriver. Je t’expliquerai surtout qu’il est très dangereux de dire : « tel type de guerre est impossible et donc je ne m’y prépare pas et je renonce aux armes nécessaires pour la gagner ». Tu indiques alors à l’ennemi comment te surprendre !

30. La connaissance

Cette vertu intellectuelle n’est pas répertoriée parmi celles habituellement citées. La volonté de se cultiver et de connaître est pourtant une vertu fondamentale chez l’officier et d’une manière générale chez celui qui détient l’autorité et la compétence.

 Elle permet de combattre la paresse intellectuelle, le conformisme, l’absence de remise en question de soi-même et de son métier, qui conduisent à la défaite.Une fois acquise, elle stimule l’enthousiasme, la réflexion et l’imagination, et elle permet parfois des actes de génie. Enfin, elle est une vertu parce qu’elle conduit à discerner le bien.

 Tu devras tout au long de ta carrière effectuer cet effort, témoigner de la volonté de progresser. Et seule la culture générale te permettra, en tant qu’homme d’action face à des intellectuels, de prouver ta crédibilité par la sagesse de tes conclusions au carrefour de la science de la guerre – qui saisit les vérités du combat - et de l’art de la guerre – qui révèle les savoir-faire au combat -. N’écoute pas ceux qui opposent art et science, ceux qui suggèrent qu’on peut être victorieux sans l’un des deux, ceux qui les opposent dans ce cliché ridicule posé parfois dans les concours de l’enseignement militaire supérieur « Guerre : art ou science ? ». L’art de la guerre est bien exercé lorsqu’il s’appuie sur un puits de science.

 Ton premier devoir est donc de comprendre les guerres d’aujourd’hui. Ce long chapitre est consacré à retracer l’expérience française et la littérature disponible sur les guerres irrégulières depuis l’Antiquité.

 

31. L’anticipation

La surprise stratégique est un élément clef de la réflexion française du Livre Blanc de 2008. Anticiper consiste à la fois à chercher à percer le brouillard du futur et aussi à prendre les devants sur le destin.

 La première attitude qui cherche à voir loin, relève de la réflexion, et elle est indispensable. La question n’est pas seulement d’anticiper les futurs probables. Le problème de l’anticipation c’est celui de la décision. L’expérience géopolitique montre que le nez sur le futur évident, on passe à côté. Alors on évite, avec une certaine raison, de trop s’aventurer. Et l’on anticipe en restant à la poignée d’éventail des capacités et aptitudes à détenir pour faire face à tous les futurs, même aux moins plausibles. Ici ou là, on choisit quelques impasses…qui fondent parfois les grandes surprises, parce que faire une impasse, c’est baliser pour des voyous le chemin de ta maison vers une fenêtre grande ouverte sur la nuit.

 Mais la seconde attitude est l’apanage du chef qui possède une vision, sans doute incomplète et insatisfaisante mais suffisante de l’avenir, une véritable volonté d’action, qui refuse de se laisser surprendre, et qui agit sur le temps et les acteurs. J’avais introduit cette notion dans la vertu de responsabilité, dont j’expliquais qu’elle est une mise en harmonie avec la morale de l’action : elle trouve tout son sens ici. Le chef, parce qu’il se sent responsable, est celui qui agit en premier, par l’ordre donné. Il prend les devants sur les autres et sur l’Histoire. Face à un avenir par essence incertain et contre des adversaires pugnaces et froids, il est plus important de savoir décider, de posséder la force de caractère pour conduire une stratégie, que d’envisager toutes les hypothèses.



 

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